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Faire de la grammaire : une ouverture vers la maîtrise du langage

par Loic Saint-Martin, professur de français, formateur associé IUFM

lundi 25 janvier 2021, par phil

- Le but de cet article est de soulever une question : :À quoi sert la grammaire à l’école ? » ou plutôt : Comment faire de la grammaire à l’école ? » (et plus particulièrement au collège). Notre ambition n’est évidemment pas de répondre ici à ces questions épineuses mais plutôt d’apporter une modeste contribution à ce vaste débat en présentant un travail mené en sixième au collège Victor-Hugo (ZEP, Sensible, PEP4) d’Aulnay-sous-bois en Seine-Saint-Denis. On l’aura compris, il s’agit aussi pour nous de nous poser ces questions en fonction d’un public d’élèves de milieu populaire ’ et souvent en difficulté, notamment face à la discipline "français". Mais, peut-être, avant de présenter la séquence, faut-il cerner un peu notre propos et tenter de situer le cadre où, pour nous, se pose la question de la grammaire à l’école.

- La grammaire française scolaire telle qu’elle est enseignée traditionnellement se donne pour objet la langue et pour objectif de classer les éléments de cette langue. Il s’agit pour l’élève, et l’enseignant, de décomposer le langage en mots ou groupes de mots et de rattacher ces éléments à différentes catégories en fonction de leurs caractéristiques (principalement leur nature et leur fonction). Par exemple, dans une phrase donnée, on pourra classer les mots selon les différentes classes grammaticales auxquelles ils appartiennent (nom, verbe, adjectif, etc.). On pourra aussi faire une analyse fonctionnelle de la phrase et la découper en différents groupes qui occupent différentes fonctions (groupe sujet, groupe verbal, COD, etc.). On pourra encore en faire une analyse dite « logique » et la découper en propositions. L’objectif poursuivi par ces pratiques est l’amélioration de l’expression des élèves. L’idée est que s’ils connaissent la façon dont sont formées les phrases du français, ils formeront des phrases plus correctes et, surtout, ils feront moins d’erreurs d’orthographe : Cependant, on s’aperçoit aujourd’hui que cette conception se heurte à plusieurs écueils. Le premier est que pour un certain nombre d’élèves, il ne s’effectue pas de transfert entre le travail sur la langue et l’utilisation du langage. En d’autres termes, pour ces élèves (ceux qu’on dit « en difficulté ») « faire de la grammaire » comme on l’entend traditionnellement à l’école ne permet pas d’améliorer l’expression. C’est ce que montrent notamment les résultats aux évaluations de sixième en ZEP. On y observe en effet que les élèves de ZEP réussissent aussi bien que les autres (et parfois mieux) dans tout ce qui est de l’ordre du systématique : donner des classes de mots, conjuguer des verbes, etc. mais que dès qu’il s’agit de mettre en œuvre ces mêmes opérations dans l’usage du langage, leurs résultats sont bien en dessous de ceux qui ne sont pas en ZEP. La grammaire telle qu’on l’a décrite plus haut ne permet donc pas d’écrire ou de lire mieux. Comment comprendre cette remise en cause des conceptions habituelles de l’école ? Pour répondre, nous ferons appel aux travaux de chercheurs qui mettent en lumière un profond malentendu à propos de la langue et du langage entre les élèves en difficulté et les enseignants. Il nous faudra de plus nous demander ce que signifie "écrire mieux" : s’agit-il uniquement de mieux maîtriser le code, la langue (faire moins de fautes, mieux former les phrases) ou l’enjeu n’est-il pas plutôt dans la mise en œuvre du langage dans les usages complexes que demande l’école ? Ainsi, il s’agira pour nous d’affirmer l’importance de redonner son sens premier à la grammaire, à l’école, celui d’une interrogation, un questionnement, presque un étonnement devant la langue. L’objectif étant de faire de la grammaire une ouverture possible des élèves vers la maîtrise du langage.

- « Faire de la grammaire », c’est adopter face au langage un positionnement particulier qui en fait un objet à étudier. Ce positionnement suppose de ne plus considérer le langage pour ce qu’il dit mais pour les éléments qui le constituent, sa matérialité, son organisation. Ce positionnement, qui va de soi pour nous, professeurs, est étranger pour une grande partie de nos élèves. Il apparaît même que leur conception du langage va à l’encontre de celle attendue à l’école. Ainsi, pour eux, le langage n’est pas reconstruction, mais il dit le monde dans sa (supposée) transparence. Ce que disent les mots est forcément vrai, et si ce n’est pas vrai, ça n’a aucune valeur, c’est « du mytho ».

- Tous les professeurs de français en ZEP connaissent l’attachement de leurs élèves aux histoires vraies, aux documents (à partir de cela, on notera la difficulté de toute approche de la fiction !). De plus, pour eux, le langage est « d’abord pensé comme exprimant de la subjectivité, des affects, comme permettant de dire ou de partager de la connivence ». Ainsi, le langage, c’est soi. Il est indissociable de l’identité et sert à la manifester. Dès lors « le langage est produit dans l’immédiateté du dire, y compris l’écriture ». Pour les élèves dont nous parlons, le langage n’est pas quelque chose qu’on peut facilement mettre à distance pour l’étudier, ce qui annule pratiquement toute possibilité d’activité grammaticale.

- Ainsi, lorsqu’ils leur demandent de prendre la langue comme objet d’étude (et donc de considérer que le langage est extérieur à eux-mêmes), les professeurs de français demandent en fait à leurs élèves une profonde remise en question de leur conception du langage et aussi une dangereuse prise de risque : il ne s’agit pas seulement de manipuler quelques mots mais il s’agit de manipuler ce qui ne peut (ou ne doit) pas changer, eux-mêmes. Sans doute serait-il important et intéressant de les accompagner dans ce difficile travail ! On le voit, pour « faire de la grammaire », c’est-à-dire dans un premier temps réussir à "penser" la langue, à la mettre à distance, beaucoup ont un bond phénoménal à effectuer, ce qui entraîne bien entendu des résistances de leur part. « Beaucoup d’élèves d’origine populaire, qui utilisent la langue comme moyen de communication et ne sont pas familiarisés à la considérer comme objet d’étude, refuseront (ne comprenant pas ce qu’on leur demande) ou détourneront l’exercice, produisant souvent des "folies langagières". Ce ne sont ni des incompétents, ni des fous, mais des enfants qui n’ont pas le rapport au langage demandé par l’école et qui s’obstinent, malgré de multiples incitations scolaires, à ne pas vouloir considérer le langage comme quelque chose de dissociable de ce qu’il permet d’évoquer, de dire, de construire. »

- Voici identifié un malentendu entre les enseignants et les élèves : les uns considèrent la langue comme un objet qu’on peut analyser, expliquer, manipuler ; les autres n’en voit que l’usage en terme de communication et de connivence.

- On le constate, la question n’est plus ici de savoir comment la grammaire peut permettre de « mieux écrire ». Ou plutôt, il convient de voir que la question du « mieux écrire » se situe sans doute à un autre niveau que celui de la syntaxe et de l’orthographe. Comme nous l’avons dit plus haut, pour écrire, réécrire, manipuler le langage, il faut s’autoriser à considérer comme modifiable, manipulable, ce qui, pour nos élèves, est partie intégrante d’eux-mêmes. On peut penser que cette absence de décentrement vis-à-vis du langage est une des raisons importantes pour lesquelles ils ont du mal à écrire comme l’école le leur demande. Nous faisons l’hypothèse que la grammaire (c’est-à-dire le fait de tenir un discours sur la langue), abordée d’un autre point de vue que celui de la grammaire scolaire traditionnelle, est une entrée possible vers ce décentrement et donc vers une certaine maîtrise du langage. Nous ne prétendons pas ici énoncer les principes de cette nouvelle approche mais nous voulons simplement présenter une séquence menée en classe que celui de la syntaxe et fondée sur les constatations présentées plus haut.

- L’objectif qu’on pourrait appeler didactique de cette séquence est de conduire les élèves à considérer le langage comme un objet possible d’étude. Pour cela, nous avons travaillé avec eux autour de la notion de mot, unité minimale de sens dans la langue française et concept constamment manipulé au collège sans qu’il y soit jamais questionné. Nous avons tenté de leur faire prendre conscience de deux choses : premièrement, la notion de mot n’est pas aussi simple et évidente qu’elle peut en avoir l’air ; deuxièmement, les mots du français ne sont pas intrinsèquement attachés aux objets qu’ils désignent, ils sont eux-mêmes des objets qui apparaissent, qui évoluent, qui meurent...

- Les objectifs qu’on pourrait dire plus pédagogiques étaient de créer dans la classe les conditions d’une réelle activité de chacun de ses membres, de favoriser leur mobilisation (plus que leur motivation) pour et par l’apprentissage et enfin d’initier avec eux une relation au savoir différente de celle partagée par beaucoup des élèves de ZEP. L’hypothèse de départ de cette séquence était que sans doute, pour ces élèves de milieu populaire, les mots sont intimement liés à l’objet qu’ils désignent. En somme, nous pensions que, pour eux, les mots viennent des choses. Pour le vérifier, nous avons commencé par les questionner. les percevoir leurs représentations.
- La question posée était la suivante : selon vous, comment sont nés les mots ? Face à de telles questions, les élèves disent d’abord qu’ils ne l’ont jamais appris et que donc ils ne peuvent pas répondre. Mais une fois qu’on leur a expliqué qu’il ne s’agit pas ici de donner de réponse exacte (qui le pourrait vraiment ?) mais d’exprimer leur avis, ils se jettent à l’eau et c’est là que surviennent les surprises.
- Tout d’abord, il nous faut remarquer l’hétérogénéité des réponses. On peut faire un rapide classement selon l’origine que les élèves donnent aux mots : -Une partie répond en se fondant sur sa pratique du langage ou ses connaissances sur la question : cinq élèves pensent que les mots sont nés « en parlant » ou « grâce à la voix ». Deux font un lien entre les mots et le dessin : « Au début, nos ancêtres ont inventé des dessins et des formes, puis on a amélioré ou inventé les premiers mots d’alphabet et enfin on a amélioré les lettres d’alphabet. » Deux autres pensent que les mots sont nés « grâce à l’écriture ». Ces élèves font grosso modo un lien entre l’activité humaine de communication et la naissance des mots. Sans doute font-ils aussi appel à des souvenirs d’apprentissages scolaires. L’une d’entre eux écrit : « Les mots sont nés avec l’agriculture. »
- D’autres ont une conception plus mythique de la naissance des mots : quatre écrivent que les mots ont été inventés (peut-être au hasard) par les hommes7. -Pour d’autres encore, l’explication semble presque relever du magique : « Les mots sont nés dans un grand livre » ou encore : « Les mots sont nés dans la langue française. En premier ils n’avaient pas de formes, les hommes leur ont donné des formes et des noms ». On a ici l’impression que les mots préexistaient aux hommes et que la tâche a incombé à ceux-ci de leur donner une forme.
- Certains élèves n’ont pas répondu ou ont fourni une réponse difficilement interprétable. Bien entendu, ce rapide sondage n’a aucune valeur statistique et il ne serait pas légitime d’en tirer trop de conclusions. On peut cependant remarquer que parmi les élèves appartenant aux deux dernières catégories (explications mythiques et magiques), se trouvent ceux les plus en difficulté en français dans la classe.

- On peut par ailleurs noter que l’idée de progrès du langage revient à plusieurs reprises dans les réponses : « Les mots sont nés des autres langues où l’on a simplifié les mots et leurs significations car à l’époque les mots étaient très compliqués. » Enfin, concernant notre hypothèse de départ, on s’aperçoit qu’aucun élève ne fait de lien direct entre la naissance des mots et ce qu’ils désignent, même si on peut en percevoir des traces dans deux réponses. Cette hypothèse ne semblait donc pas fondée. Cependant le champ ouvert par ce questionnement semblait intéressant à explorer, tout d’abord en mettant les élèves en position d’interroger la notion de « mot ». qu’un mot ?

- La séquence s’est poursuivie par un travail en groupes (par quatre, constitués librement). Les groupes travaillent en parallèle. Chacun se voit pourvu de deux feuilles. Sur la première sont reproduits 19 éléments de langage. La seconde est un tableau sur lequel le groupe devra indiquer ses réponses et les justifier. La consigne est la suivante : « Pour chacun des éléments de cette page, indiquez s’il s’agit ou non d’un mot. À chaque fois, expliquez votre choix. » Nous avons choisi les éléments en fonction de leur nature, à la fois sémantique, graphique et, de plus, pour certain d’entre eux, de leur appartenance à un code. La question que nous voulions que les élèves se posent était : « Qu’est-ce qui est mot : ce qui fait sens dans un système de signes ou uniquement ce qui est constitué de lettres ? » L’ambiguïté des natures devant aider à ce que naisse ce questionnement et le débat entre pairs. Nos moyens de recherche et la contrainte du temps ont aussi joué leur rôle dans la sélection. Aujourd’hui, nous ne choisirions peut-être pas exactement les mêmes objets. Proposer une consigne très ouverte part de l’idée que c’est le seul moyen de laisser les élèves s’approprier le problème qui s’offre à eux et qu’ainsi, encore une fois, naisse un vrai débat et donc une véritable activité intellectuelle. Aujourd’hui, nous en donnerions une encore plus ouverte. Cette consigne et ce choix d’éléments hétérogènes et ambigus permettent que le questionnement de l’enseignant ne se substitue pas à la réflexion de l’élève et à la logique qui se met en œuvre à l’intérieur de chaque groupe.

- Pendant le travail, dans un premier temps, notre rôle a consisté à rassurer : là encore, il n’y a pas de réponse juste ou fausse au problème proposé et pas de note, donc les élèves peuvent se risquer à émettre des hypothèses et des points de vue. On suppose, et on constate, que cette situation permet à des élèves catalogués comme "mauvais" de prendre, eux aussi, le risque de penser. Par la suite, face aux interrogations, il est important de ne surtout pas répondre mais de renvoyer la question à chacun ou au groupe par d’habiles esquives : « Je ne sais pas, qu’en penses-tu ? », « Et qu’en disent les autres dans le groupe ? », etc. Ils veulent savoir quelle est la bonne réponse et si la leur est juste ou pas. Ils obéissent en cela à la commande que leur fait le plus souvent l’école. Et si, cette fois-ci, il n’y avait pas de réponse préexistante, mais des points de vue divers à mettre en commun et une solution à construire ensemble ? Ce qui est en jeu ici est le rapport des élèves au savoir, à l’école et donc la conception du rôle de l’enseignant dans la classe. Les débats à l’intérieur des groupes sont riches et animés. Des thèses contradictoires naissent. Chacun doit argumenter pour soutenir la sienne et convaincre ses pairs de son bien-fondé. Ce qui est finalement reporté sur la feuille prévue porte la trace de ces débats et contradictions. On peut classer les différentes définitions proposées par les élèves. Il y a les objets qui, selon eux, sont absolument des mots, d’autres qui sont absolument des dessins, c’est-à-dire la représentation de quelque chose, d’autres encore qui sont de nature graphique mais qui ont une signification (ce qu’ils appellent « signe ») et d’autres enfin pour lesquels la question n’est pas tranchée. Pour les objets 2, 4, 14 et 16, sans hésitation, tous les groupes indiquent qu’il s’agit de mots, ce qu’ils justifient par le fait qu’ils sont composés de lettres ou par le sens du mot : « Parce qu’en allemand ça veut dire chat. » Les objets 3 et 6 sont identifiés par tous comme étant des dessins ou comme représentant quelque chose : « C’est un animal qui pond des œufs » ou « Ce sont des astres ». Les objets 1 et 15, quant à eux, sont communément appelés « signes » : « C’est le signe carrefour. » Ce sont des dessins mais qui ont un rôle autre que figuratif : ils signifient. Aucun groupe ne considère l’aspect graphique de l’objet 17 et tous ne voient que les lettres : il s’agit d’initiales. Pour les autres objets, les réponses divergent. L’objet 5, identifié par une partie des élèves comme un mot, est un « signe chinois » pour d’autres qui ne sont pas allés jusqu’à considérer que ce dessin puisse être un mot. De même, l’objet 11 (idéogramme qui signifie « homme »), pour lequel beaucoup de groupes n’ont pas donné de réponses, s’est vu appelé « signe » par l’un d’entre eux. Cependant la justification peut laisser perplexe : « C’est une sorte de peau de banane. » Plus intéressants sont les objets 8, 9 et 13 pour lesquels les différents groupes sont partagés entre ceux qui pensent qu’il s’agit de simples dessins (« C’est un cœur transpercé par une flèche ») et ceux qui leur prêtent une signification (« C’est un signe de cœur brisé », « Ça veut dire Saint-Valentin »). Par ailleurs, si tous reconnaissent des hiéroglyphes dans l’objet, certains considèrent qu’il s’agit avant tout de dessins et les autres avant tout d’un mot. Le partage est le même pour l’objet 18 entre « signe » et « mot ». Enfin, si la plupart des groupes voient dans l’objet 7 un « panneau » ou un « signe », l’un d’entre eux considère qu’il s’agit d’un mot. De même, pour l’objet 12, pour lequel un groupe a privilégié le fait qu’il « veut dire » quelque chose (interdit de fumer) et qu’il s’agit donc d’un mot. L’analyse rapide de ces réponses montre les problématiques retenues durant ce travail et la richesse des débats qui ont traversé les groupes, puis la classe. Ils permettent de se rendre compte aussi qu’un de nos objectifs a été atteint : les élèves ont manipulé, comparé les 19 éléments de la feuille comme des objets propres à l’étude. Pour répondre à la demande, les élèves ont dû pour établir des critères permettant de comparer les objets, les classer, les nommer. Ils ont par ailleurs dû confronter leurs propres critères à ceux des autres pour tenter de se mettre d’accord sur une réponse. On reconnaîtra sans peine l’importance de ces opérations mentales dans la construction de tout savoir.
- Un moment délicat du travail mais très intéressant pour nous a été une phase de mise en commun et de recherche de réponses communes à la classe. Une difficulté est de préserver leur fraîcheur et leur légitimité aux différents travaux des groupes. Quelle place prend la parole du « prof » à ce moment alors que jusqu’ici la parole était entièrement laissée aux élèves ? Comment ne pas imposer sa vision des choses ? Toujours dans le souci de modifier le rapport au savoir, il nous semble important que cette parole de l’enseignant soit présentée et ressentie par la classe comme une position théorique parmi les autres et non pas comme la parole qui détient la bonne réponse. Ce qu’on cherche c’est à construire un savoir, pas à atteindre un savoir préexistant détenu par le professeur. Ce moment est délicat mais intéressant pour l’enseignant car alors les débats qui ont agité les groupes se poursuivent dans la classe et il peut mieux les saisir : « Est-ce que les lettres suffisent à faire d’un des objets un mot ? » « Est-ce que ce qui compte le plus dans tel objet c’est que ce soit un dessin ou qu’il veuille dire quelque chose ? », etc.

- Finalement nous sommes arrivés à des compromis, mais si certains n’étaient pas d’accord avec ce qui avait été décidé, ils ont pu garder ce qu’ils pensaient être le plus juste sur leur feuille. Ainsi, dans leurs classeurs, les élèves auront eu le fruit de leur travail en groupe, le résultat de la discussion en classe entière, mais qui n’était pas forcément le même que celui du voisin. C’est accepter que chaque élève aille à son rythme et que, finalement," chacun puisse avoir son propre point de vue sur une question qui n’a pas vraiment de réponse juste ou fausse !

- Pour conclure, en nous inspirant du travail mené par Martine Sztérenbarg à propos de la notion d’expérience, nous avons demandé aux élèves de rédiger leur définition de mot. À cela, la quasi-totalité a répondu qu’un mot est « composé de lettres et qu’ il a un sens ». Cette réponse massive ne reflétait pas du tout la teneur des discussions que l’activité précédemment décrite avait provoquées ! Ce fut une petite déception pour l’enseignant mais nous faisons l’hypothèse que les élèves, déstabilisés dans leurs représentations, se sont accrochés à elles de façon radicale pour pouvoir garder l’équilibre. Le travail effectué ne leur a sans doute pas permis de construire d’autres représentations assez solides pour s’y tenir. Ce sera un travail à mener au cours du reste de l’année. Par ailleurs, sans doute aurait-il fallu demander cette définition avant l’activité en groupes pour, peut-être, pouvoir en mesurer plus exactement l’impact. Dans le feu de l’action, cela n’a pas été fait. En revanche, nous l’avons proposé à nouveau à la toute fin de la séquence.
- La séquence s’est poursuivie par plusieurs séances où l’on a exploré les différentes sources du vocabulaire français (étymologie, emprunts, onomatopées...) pour donner aux élèves une idée de la façon dont les mots apparaissent (et disparaissent) dans une langue. On y a encore favorisé le travail en groupes mais aussi de petites recherches personnelles. Pour finir la séquence, nous avons demandé à nouveau à chacun de donner (sur la même feuille que la première fois) sa définition de mot. On s’aperçoit qu’elles n’a pas, ou très peu, évolué. Cela semble normal car les activités menées entre-temps n’avaient plus exactement le même objet.

- II apparaît clairement, à l’issue de cette séquence, que les élèves n’ont pas fourni une définition de linguiste du mot mot. Bien entendu, ce n’était pas l’objectif et on voit peu l’utilité d’une telle définition pour des élèves de sixième. Cependant, aussi incomplet et imparfait dans sa réalisation soit-il, ce travail semble fructueux pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il a permis de réaliser les objectifs pédagogiques qui étaient les nôtres : la mobilisation des élèves, notamment ceux en difficulté, par une activité intellectuelle primordiale, puisqu’il s’agissait d’établir des critères permettant de comparer et de classer les objets proposés. En effet, durant ce travail, les problèmes de discipline, comme on peut en rencontrer quotidiennement, ont le plus souvent été remplacés par des problèmes de la discipline... français. Et nous avons été étonnés de voir des élèves, même difficiles ou en difficulté, discuter âprement pour savoir si l’on pouvait considérer que tel ou tel objet était plutôt un signe ou un dessin... Dans ce type de travail, l’apport de chacun, y compris de ceux considérés comme les plus faibles, permet au groupe d’avancer. Par ailleurs, même si ces deux aspects sont sans doute liés, l’absence de réponse définitivement vraie ou fausse, l’absence de jugement par le professeur des réponses proposées semble avoir favorisé dans la classe un rapport à l’erreur et au savoir différent. En tout cas, cela a permis d’y installer un mode de travail particulier où la place du savoir, de l’élève et de l’enseignant ne sont plus les mêmes que dans un enseignement plus classique. Sur le plan plus didactique, la séquence a initié une approche particulière de la langue, qui nous semble relever d’une approche véritablement grammaticale, et qui se prolongera tout au long de l’année, par exemple pendant un travail de classement des mots du français.

- On a essayé de faire qu’ici la grammaire redevienne un vrai questionnement du langage et de la langue, la grammaire n’étant plus considérée comme un ensemble de règles du "bien-parler" mais comme une activité intellectuelle. On fait l’hypothèse que cette activité intellectuelle particulière est une entrée possible pour que les élèves ne considèrent plus le langage uniquement comme un moyen de communication ou une expression identitaire, mais comme un moyen de penser le monde et de se penser soi-même. Car, pour citer une dernière fois Bernard Lahire : « Savoir bien parler c’est savoir ce qu’on fait quand on parle bien. »

- Penser le langage comme extérieur à soi-même est une condition nécessaire pour s’autoriser à faire évoluer son langage, donc pour s’autoriser à apprendre et pour ainsi pouvoir non plus seulement être, mais devenir. Nous espérons que le travail présenté dans ces lignes aura été, pour les élèves qui ont eu à y participer, un pas sur ce long chemin.

Les cahiers Innover & Réussir n°3, Mai 2002