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Projets d’écriture et réinvestissements grammaticaux

samedi 30 janvier 2021, par phil

Préparer une lettre, inventer une règle du jeu, imaginer des récits policiers... voilà des exemples de projets d’écriture qui peuvent mobiliser une classe sur plusieurs jours ou plusieurs semaines. Chacun de ces projets d’écriture s’intéresse à un type de texte particulier ; chaque type de texte correspond à une situation d’énonciation spécifique qui, elle-même, suppose la mise en œuvre de moyens langagiers adaptés, qui rencontrent les notions grammaticales à enseigner, qui pourront ainsi être réinvestie.

- Comparons, par exemple, la règle du jeu et le récit. Leurs problématiques d’écriture sont notablement différentes dans la mesure où, dans chacun des cas, le rapport du texte à la réalité est différent, ainsi que le rapport du scripteur à son texte. La règle du jeu est un écrit du réel qui doit donc traduire une certaine réalité de la manière la plus fidèle et la moins ambiguë possible, contrainte qui n’intervient pas pour le récit.
- Dans ce cas en effet, même s’il doit respecter un certain nombre de critères de cohérence interne, un auteur imagine, invente une réalité qui n’existe pas. La règle du jeu, par ailleurs, doit revêtir un caractère de généralité également étranger au récit, ce qui implique l’élimination de tout élément lié à des circonstances particulières. Comme tous les textes prescriptifs, elle réclame que l’on travaille sur la mise à distance et la décentration. À ces statuts différents correspondent des attitudes intellectuelles divergentes, ainsi que des « mises en texte » et des « mises en mots » spécifiques. Par exemple, dans les deux types de textes évoqués, on n’utilisera pas les éléments descriptifs de la même manière : limités et rigoureusement sélectionnés dans la règle du jeu, ils seront multipliés dans le récit pour rendre le texte plus riche et plus présent au lecteur. De même, les acteurs d’une fiction seront fortement individualisés, tandis que dans la règle du jeu ils vont disparaître derrière des catégories générales.
- La désignation des personnages va donc obéir à des règles opposées : variété et personnalisation dans le premier cas, abstraction et généralisation dans le second (règle du jeu). Deux démarches cognitives contraires. Dans la critique de film ou de livre, par exemple, l’auteur se projette beaucoup dans son texte pour porter un jugement et donner son avis : il va donc utiliser de nombreux outils modalisateurs, etc.
- Les projets d’écriture différenciés permettent donc d’approcher la langue par la diversité des situations d’énonciation, dans toutes leurs implications textuelles, syntaxiques et lexicales. On l’affronte ainsi dans sa complexité et dans son caractère pluridimensionnel. On se situe d’emblée dans une logique de maîtrise de la langue. Il ne peut y avoir de maîtrise, en effet, s’il n’y a pas de lien explicite entre l’intention de communication et les choix formels que cette intention rend pertinents. Maîtriser la langue, c’est maîtriser la complexité de la langue. L’intention de communication donne un sens général à l’apprentissage grammatical.
- La succession des projets d’écriture donne l’occasion de confronter réguliè-rement les élèves aux contraintes de l’élaboration d’un texte donne. Or on sait que, si un texte est objectivement une suite de phrases, son écriture ne se réduit pas à l’enchaînement mécanique de ces phrases. Son développe-ment clair et harmonieux dépend en grande partie de phénomènes trans-phrastiques qui ménagent un équilibre satisfaisant entre la progression de l’information et la cohérence de l’ensemble : progression thématique, anaphores, réseaux lexicaux, connecteurs temporels et logiques... participent à cet équilibre, chacun à leur manière, et en interaction les uns avec les autres.
- Lorsqu’on est confronté, ainsi que les élèves, à une telle complexité, on se sent vite à l’étroit dans une grammaire qui se cantonnerait à l’analyse de la phrase simple hors contexte. L’articulation avec un projet d’écriture permet d’ouvrir l’étude de la langue vers des incursions dans la grammaire de texte. Certains outils lin-guistiques et certaines catégories grammaticales prennent alors un autre visage. Ainsi en est-il, par exemple, des pronoms personnels et de leur fonctionnement textuel de représentants, absolument complémentaires de leur rôle dans la phrase par rapport au verbe (pronoms dits « de conju-gaison » et pronoms compléments). En concurrence avec d’autres catégo-ries « de reprise », ils sont très présents quand il s’agit de désigner des per-sonnages ou de supprimer des répétitions.
- Une priorité donnée à l’élaboration de textes débouche donc naturellement sur une grammaire textuelle opératoire. Son but est de fournir des solutions aux problèmes concrets d’écriture et de créer, sinon des réflexes, du moins une possibilité de choix pertinent. Cette démarche crée donc des situations propres à acquérir une certaine maîtrise des outils. Cependant, au niveau de l’école élémentaire, cette grammaire de texte doit rester réaliste et relativement modeste. Certains aspects comme les phénomènes de reprise ou les enchaînements logiques, par exemple, y sont envisageables. D’autres, en, revanche, comme la progression thématique et ses différents cas de figure, sont trop difficiles à analyser.
- La grammaire est bien une boîte à outils pour écrire et se faire comprendre, la visée est instrumentale.
- Le projet d’écriture prévoit l’approche de sujets grammaticaux et lexicaux utiles. Ces activités réflexives sont essentielles car elles sont l’une des composantes de l’aide à l’expression écrite. Les sujets abordés découlent directement des caractéristiques du type de texte concerné ainsi que des difficultés particulières rencontrées par les élèves en cours de route. Le travail est donc conçu en étroite liaison avec la pratique d’écriture. Voici un cadre général possible pour la démarche. Le point de départ est un problème d’expression probable ou constaté. Par exemple : comment désigner les différents personnages tout au long du récit ? comment construire un portrait ? comment introduire un dialogue dans un texte narratif ? comment supprimer les répétitions ? c o m ment exprimer un avis ou un jugement ? comment trouver le mot juste ? Comment éviter les verbes trop courants comme aller, dire, faire... ?
- L ’objectif est de répondre à ces différentes questions en étudiant le fonctionnement de textes et de phrases. La démarche entraîne l’observation, le relevé, la manipulation, puis l’analyse et le classement. Ce travail aboutit à l’élaboration d’une synthèse qui va prendre la forme d’un outil de référence disponible pour tous les élèves pendant le projet d’écriture. Ce type de document a déjà été évoqué plus haut à propos de la constitution de « banques de mots » (cf. Vocabulaire et interdisciplinarité, p. 158). Ciblé sur un problème réel, fabriqué par les élèves, l’affiche outil ou le classeur outil est affiché ou entreposé à la bibliothèque de la classe et classé dans un dossier personnel. Il est aussi évolutif, car il va s’enrichir des découvertes ultérieures. En prenant du recul , la rédaction du document de référence demande aux enfants une réflexion analytique et synthétique, une mise à distance et en verbalisant ce qu’ils observent, ils se construisent eux-mêmes leur méta-langage.
- Le document leur sera compréhensible dans la mesure où il émane d’eux. Il pourra ensuite être confronté au réfèrent « institutionnel » que représente éventuellement le manuel de grammaire de la classe.
- Le passage par la formulation personnelle est nécessaire pour mieux lire le manuel et entrer dans la terminologie officielle que l’école élémentaire doit faire acquérir, comme un langage opératoire.
- Ainsi, on le voit à une dimension instrumentale de la grammaire (faire de la grammaire pour écrire) peut s’ajouter une dimension réflexive (manipuler, observer, jouer avec les mots et les phrases, les faire jouer, les transposer afin de mieux les analyser et opérer des classements comme synthèse formelle d’une connaissance grammaticale ) : on est ici dans un « jouer avec la langue, faire jouer la langue » pour mieux l’analyser et constituer le savoir formel recueilli sur la langue comme un outil pour écrire.
- Entre le « tout écriture » de Célestin Freinet et le « tout grammaire » des partisans d’une certaine « rhétorique », ce choix présente les avantages d’une solution interactive et dynamique, dans laquelle les élèves sont partie prenante. On adopte, partiellement du moins, une démarche de type scientifique et expérimentale fondée sur l’observation. On circule en permanence entre lecture, écriture et activités spécifiques. La grammaire pour l’expression débouche ainsi naturellement sur la grammaire réflexive et notionnelle. Ces deux perspectives ne s’excluent pas l’une l’autre ; c’est seulement leur articulation qui doit être repensée. Dernière « garantie », enfin : conçue dans la continuité du projet, la réflexion s’installe dans le temps. Elle permet d’approfondir les problèmes au lieu de les survoler. Il convient de retenir que les notions grammaticales sont complexes et abstraites. Il faut leur laisser le temps de mûrir.

Post-Scriptum
Texte retravaillé issu de l’ouvrage de Renée Léon "Enseigner la grammaire et le vocabulaire à l’école", Hachette Education, 1998 C’est un ouvrage à lire avec une banque d’activités précises pour faire écrire les élèves, développer des projets d’écriture, etc.

A noter : Renée Léon distingue la grammaire pour la grammaire (ou notionnelle, réflexive, explicite essentiellement une grammaire de phrase), la grammaire pour l’orthographe (la première fournit à la seconde des outils d’analyse directement opératoires pour régler des problèmes orthographiques, les accords), la grammaire pour la lecture (entraîner à la compréhension fine), la grammaire pour l’expression (apporter des solutions concrètes et adaptées aux problèmes d’écriture, proche d’une grammaire de texte).